22 novembre 2012

Démocratiser la démocratie

Conférence du philosophe Étienne Balibar organisée par le Centre d’études sur le droit international et la mondialisation (CÉDIM) et le secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi (CJF) le jeudi 22 novembre 2012.

La question d’une « démocratisation de la démocratie » est remise à l’ordre du jour par les mouvements récents qui résistent, non seulement à la mondialisation néo-libérale en tant que telle, mais à ses effets destructeurs sur la citoyenneté sociale et à ce que Wendy Brown a appelé le processus de « dé- démocratisation » de nos sociétés.[2] Je n’aborderai pas la question de façon empirique ou stratégique, n’en ayant pas la compétence, mais   par le biais d’une réflexion sur les rapports de  la citoyenneté et de la démocratie. Ces deux notions sont indissociables, mais il s’avère difficile de les maintenir dans un rapport de parfaite réciprocité. La citoyenneté a connu différentes figures historiques. Il est hors de question de  les réduire les unes aux autres. De l’une à l’autre ne cesse de courir une analogie, qui tient au rapport antinomique qu’elle entretient avec  la démocratie comme dynamique de transformation du politique.

Quand je qualifie ce rapport constitutif de la citoyenneté qui, aussi bien, la met en crise, d’antinomique ou antithétique, je me réfère à une tradition philosophique qui a particulièrement insisté sur deux idées :
(1) celle d’une tension permanente entre le positif et le négatif, entre les processus de construction et de destruction;
(2) celle de coexistence entre un problème qu’on ne peut jamais résoudre « définitivement » et l’impossibilité de le faire disparaître.

Je crois qu’il faut interpréter cette formule fondamentale en adoptant un point de vue dialectique : c’est l’antinomie ou l’unité des contraires qui constitue le moteur des transformations de l’institution politique. C’est pourquoi le nom de « citoyenneté démocratique » ne peut recouvrir historiquement qu’un problème insistant, une énigme sans solution définitive. Disons les choses encore autrement : il y a des situations et des moments dans lesquels l’antinomie devient particulièrement visible, parce que la double impossibilité de récuser toute figure de  la citoyenneté, et d’en perpétuer une certaine constitution, débouche sur l’épuisement de la signification du mot même de politique, dont    les usages dominants apparaissent alors, soit comme obsolètes, soit comme pervers. Il semble que nous nous trouvions aujourd’hui dans une situation de ce genre. Ce qui affecte profondément des définitions et des qualifications qui pour une longue période avaient paru indiscutables (comme celles de « citoyenneté nationale » ou de « citoyenneté sociale »), mais aussi, au-delà, la catégorie même de la citoyenneté, dont le pouvoir de transformation, la capacité  de se réinventer historiquement semble soudain anéantie en tout cas plus problématique. C’est sur le fond de cette question pleine d’incertitude que nous devons examiner le modèle de la gouvernance « néo-libérale », en tant que processus de « dé-démocratisation de la démocratie » dont il s’agit de savoir s’il est irréversible.

La phase néolibérale « de-démocratisation »

Le néo-libéralisme tend à remplacer l’idée de citoyenneté par celles d’utilité, d’expertise ou de compétitivité. Mais il ne peut l’éliminer complètement, en particulier sous la forme historique de l’appartenance nationale qui – selon l’expression devenue célèbre d’Hannah Arendt, susceptible d’interprétations très diverses – confère juridiquement le « droit aux droits ».[3] J’y vois une expression de l’aspect destructeur inhérent aux antinomies de la citoyenneté, et par conséquent l’indication d’un défi devant lequel se trouve placée, à l’époque contemporaine, toute tentative pour repenser la capacité politique collective. Je me propose d’aborder trois aspects étroitement liés de cette dialectique : celui du rapport entre citoyenneté et exclusion sociale, celui des contradictions de l’universalisme civique (ou civique-bourgeois), et celui du rapport entre citoyenneté et conflit civil.

Citoyenneté et exclusion

S’il est vrai que la tension constitutive des catégories de démocratie et de citoyenneté traverse toute l’histoire de l’institution politique, il semble qu’elle débouche en permanence sur la considération des exclusions de la citoyenneté (comme on l’a signalé successivement à propos des esclaves, des femmes, des ouvriers salariés,    des sujets coloniaux). Ce qui retiendra ici plus particulièrement notre attention, c’est la relation paradoxale qui s’institue à l’époque moderne entre un concept de citoyenneté universalisé et certaines formes d’exclusion intérieure. Elles apparaissent à la fois constitutives et contradictoires du point de vue de sa définition. Leur abolition exige donc plus que la simple levée d’une restriction dans l’application d’un droit : une mutation dans l’interprétation des principes eux-mêmes.

Les débats relatifs à l’exclusion de citoyenneté ne sont pas récents. Rancière (1995) cite une phrase de Bonald qui indique que « certaines personnes sont dans la société sans être de la société ».[4] On ne saurait mieux dire. En Occident ces débats ont resurgi avec plus de force à la suite des émeutes engendrées ou favorisées par la ségrégation ethnique dans les « banlieues » et les « ghettos » urbains des dernières années dans les grandes villes du « Nord » (Paris et Londres notamment) (Balibar 2010).[5] Dans son analyse des émeutes de 2005 en France, Robert Castel exprimait l’opinion que   le terme d’exclusion ne convient pas bien, parce que les jeunes sans emploi d’origine africaine ou maghrébine qui se battent contre la police possèdent la citoyenneté française au sens juridique du terme. Il lui préférait la catégorie de « discrimination négative ».[6] De son côté Loïc Wacquant (2006) soutenait que les « banlieues » ne sont pas des ghettos au sens américain, dans la mesure où des communautés d’origine étrangère ne constituent pas un espace historiquement séparé de la « cité ».[7]

Castel écrivait alors : « pas plus que la banlieue n’est un ghetto, le jeune immigré de banlieue n’est “exclu”, si du moins vous conservez un sens précis à la  notion : exclusion au sens strict implique une division de la population en deux catégories étanches, qui fait que les “exclus” sont en dehors du jeu social, n’ayant ni les droits, ni   les capacités ni les ressources nécessaires  pour jouer un rôle dans la collectivité […] la plupart des jeunes des “cités” de banlieues sont citoyens français, ils jouissent donc en principe des droits politiques et de l’égalité devant la loi, du moins à leur majorité. » (Castel 2006) Ainsi les jeunes citoyens français d’origine étrangère ne seraient pas à proprement parler exclus même s’ils font l’objet de discriminations de classe, d’âge et de race, parce qu’ils bénéficient toujours des droits fondamentaux dont l’en- semble constitue la « citoyenneté sociale ».

Mais Castel a dû reconnaître qu’il y avait ici un risque d’équivoque : sans doute, comparés à des populations qui, en d’autres lieux de la planète, sont exposées à la famine ou à la déportation, les jeunes « immigrés » demeurent-ils relativement protégés du risque social. Même  du point de vue culturel, ils ne se situent pas à proprement parler à l’extérieur de la société :   au contraire, ils contribuent à y créer une « hybridité culturelle ». Mais si une telle argumentation doit nous mettre en garde contre des usages vagues et emphatiques de la catégorie d’exclusion, elle ne saurait effacer le caractère structurel de ces contradictions. On peut ici invoquer la comparaison, dont Castel lui-même se sert, avec ce que dix ans plus tôt Geneviève Fraisse avait appelé, à propos de la situation des femmes dans l’espace républicain, la « démocratie exclusive » (Fraisse 1995).[8] Elle en retraçait la généalogie jusqu’aux conflits de la Révolution française à propos de l’assignation des femmes à la « citoyenneté passive » par opposition à la « citoyenneté active » des hommes, dont les conséquences continuent de se faire sentir au-delà de l’accès des femmes à la citoyenneté formellement « égale ». Le fait que pendant une très longue période la discrimination ait été inscrite au cœur des institutions politiques a laissé une trace profonde en parti- culier dans la forme d’une séparation rigide entre la sphère « publique » et la sphère « domestique », assignant à chacun des deux sexes un rôle social différent, et déniant en fait au sexe féminin la capacité de gouvernement (en lui offrant, par « compensation », la « maîtrise de la maison »). Il ne s’agit pas ici, précisément, d’exclusion extérieure, mais d’exclusion intérieure, et ce concept ne se rapporte pas seulement à un statut juridique, mais à sa combinaison avec des représentations et des pratiques. L’importance des droits formels est indéniable, mais leur rapport avec l’usage, avec la disposition du pouvoir ou de la « puissance d’agir » (empowerment) ne l’est pas moins.

C’est en ce sens que nous pouvons proposer d’étendre la notion arendtienne du « droit  aux droits » : depuis longtemps maintenant, l’usage politique de cette formule a, en fait, dépassé sa définition strictement statutaire, elle est passée du « pouvoir constitué » au « pouvoir constituant » : c’est la capacité active de revendiquer des droits dans un espace public, ou mieux encore, dialectiquement, la possibilité de ne pas être exclu(e) du droit de se battre pour ses droits. Et c’est précisément sur cet obstacle que butent beaucoup de groupes sociaux dans nos « démocraties » même libérales. S’il n’y avait précisément la résistance, sous ses diverses formes (pas nécessairement violentes), ils pourraient se retrouver totalement exclus, « déplacés » hors des territoires où ils ont acquis des droits formels, des protections juridiques, renvoyés dans des territoires où il n’y a pas, en fait, de citoyenneté active, voire ramenés à des situations où la liberté et la survie sont en jeu.

L’existence comme résistance n’est pas toujours possible, ou plutôt elle n’est pas toujours possible sans avoir recours à une violence anti-institutionnelle, qui vise à « forcer l’entrée » dans l’espace de la citoyenneté et de la reconnaissance sociale. La même violence protestataire peut aussi s’avérer totalement contre- productive en raison du rapport de forces, et de ses effets en retour sur le sentiment d’appartenance des « exclus » eux-mêmes. Dans le cas des émeutes urbaines, principalement conduites par des jeunes, les discriminations de classe et de race s’additionnent : l’une prend la forme de ce qu’on a appelé ironiquement le « chômage préférentiel », choix aliénant entre chômage et précarité qui reconstitue le prolétariat au sens traditionnel; l’autre prend la forme d’un « schéma généalogique », en vertu duquel les descendants d’étrangers sont toujours considérés eux-mêmes comme des étrangers (ou des « immigrés »), en flagrante contradiction avec la loi républicaine. À quoi viennent s’ajouter les effets d’un imaginaire collectif qui fait du jeune immigré un ennemi de l’intérieur potentiel, menaçant la « communauté » dans sa sécurité aussi bien que dans son identité culturelle ou religieuse (y compris lorsque cette identité religieuse est officiellement la « laïcité »). L’effet combiné des exclusions intérieures de classe et de race illustre donc parfaitement ce que Castel lui-même avait défini comme l’individualisme négatif résultant du démantèlement de l’État national-social par les politiques néolibérales : une situation dans laquelle on exige des individus qu’ils se comportent comme des « entrepreneurs » de leur propre vie, à la recherche de l’efficacité maximale, tout en les privant des conditions sociales qui leur permettraient de faire valoir cette autonomie. À quoi il convient d’ajouter que, s’il y a des formes de l’individualité négative, il y a aussi, à l’évidence, des formes de communauté négative qui surgissent lorsque, dans un cercle mimétique,   la révolte contre la violence de l’exclusion prend elle-même des formes violentes qui en neutralisent l’efficacité, ou que le système dominant peut aisément manipuler et exploiter pour la justification de sa propre politique sécuritaire.

La France (plus généralement l’Europe) « post-coloniale » en fournit l’illustration quotidienne : on y trouve à la fois, transformées plus ou moins complètement en différences de classes, les suites des discriminations séculaires exercées contre le « sujet » de la domination coloniale, et les nouvelles variétés de « citoyenneté passive » qui résultent de l’affaiblissement des mouvements sociaux et de leur impuissance à « transformer la société ». La catégorie de l’exclusion demeure donc irrémédiablement complexe, hétérogène, mais elle représente aussi un site privilégié pour la manifestation des contradictions actuelles de la citoyenneté.

Il nous faut maintenant opérer un détour théorique qui permette à la fois de saisir les dimensions philosophiques de l’idée d’exclusion intérieure et de les inscrire dans une histoire longue de la citoyenneté comme forme du politique qu’on se représente volontiers comme un progrès. Nous sommes à la recherche d’une hypothèse de travail permettant de comprendre ce qui justifie (et dans quels termes) l’extension  de la catégorie d’exclusion jusqu’au point où elle couvre tous les phénomènes de déni de citoyenneté qui vont de la discrimination à l’élimination.

Il n’est pas inutile à cet égard de commencer par expliciter la métaphore territoriale qui lui est sous-jacente. Ainsi que l’ont souligné Deleuze et Guattari (Mille Plateaux, 1980)[9] d’une part, Carlo Galli (Spazi politici, 2001)   de l’autre, toute pratique politique étatique est territorialisée. Elle identifie ou classe des individus et des populations en fonction de leur capacité à occuper un espace, ou à s’y trouver admise. Mais d’un autre côté l’incorporation à un territoire a pour condition une situation de reconnaissance mutuelle des individus et des groupes, soit au sens de l’appartenance à une même « communauté », soit au sens de la participation à un « commerce », c’est-à-dire à des communications et à des échanges, soit même, à la limite, au sens de l’affrontement au sein d’un même conflit ou d’une même « lutte ». Du fait de cette double détermination par le territoire et par la reconnaissance, l’exclusion en tant que phénomène politique général a un statut très voisin de celui de la frontière qui isole ou protège les communautés, mais aussi rend possible les communications et cristallise les conflits. Comme la frontière, elle constitue par excellence, dans le champ du politique, un phénomène à double face, historique et symbolique. Des processus historiques de territorialisation ou de déterritorialisation (comme les déplacements de populations, les migrations, les fortifications de frontières, les barrières à la communication) se transforment en régimes de droit et d’accès au droit. Des distinctions qui relèvent du domaine symbolique comme les « différences anthropologiques » de sexe, d’âge, de culture, dont l’ensemble caractérise l’humanité comme « espèce », se transforment en instruments matériels (plus ou moins contraignants) pour assigner les individus et les groupes à des territoires et réguler leur circulation. Au fond nous touchons ici au fait épistémologique fonda- mental que des catégories spatiales comme le territoire, la résidence, la propriété du sol, mais aussi corrélativement le voyage, le nomadisme et la sédentarité, sont aussi des déterminations constitutives de la citoyenneté.

Il s’agit là de remarques abstraites, mais dont la signification est immédiate quand on veut étudier des phénomènes d’exclusion intérieure : dans sa définition la plus générale, celle-ci signifie qu’une frontière « extérieure »  se trouve redoublée d’une frontière « intérieure », ou encore qu’une condition d’étranger se trouve projetée à l’intérieur d’un espace politique ou d’un territoire national de façon à y créer une altérité inassimilable, ou au contraire qu’une catégorie anthropologique se voit affectée d’un supplément d’intériorité et d’appartenance, de façon à repousser l’étranger au-dehors. Dans  les deux cas, pour le dire avec Michel Foucault, des « espaces autres » ou hétérotopies viennent déranger l’homogénéité de l’espace communautaire, ou au contraire la renforcer, pour marquer la position exceptionnelle occupée par l’autre homme, et s’en prémunir symboliquement et institutionnellement. Ce qui ne peut avoir lieu  en pratique que par l’intervention de règles d’inclusion et d’exclusion.

À partir de là nous pouvons revenir de façon critique sur les notions d’appartenance et d’être en commun qui sont présupposées par l’idée de citoyenneté depuis ses figures antiques, mais ne cessent de se transformer.

Il semble aller de soi que l’exclusion politique (ou l’exclusion politisée) est l’autre face de la constitution d’une communauté exclusive. Mais la diversité des exemples à considérer est   d’une redoutable dispersion : tous ne revêtent pas aussi visiblement la figure d’une séparation par le tracé d’une frontière. On peut se trouver exclu de la communication, de la traduction, de la mobilité – phénomènes qui dans le monde contemporain caractérisé par l’intensification des flux d’information, de circulation, de biens, de personnes, apparaissent tout aussi discriminatoires que l’impossibilité d’accéder à un territoire ou le fait d’en être expulsé, et qui affectent lourdement des populations sédentaires mais paupérisées ou privées du travail qui constituait leur point d’entrée dans la société. Tous ces termes ne renvoient pas tant au phénomène statique de l’existence des communautés politiques, et de leur relation historique avec des territoires déterminés, qu’à un phénomène de second degré, plus dynamique, qui est la relation entre les communautés, l’échange de biens, de signes et d’individus qui les constituent réciproquement, et la plus ou moins grande « liberté » que cet échange confère aux individus par rapport aux appartenances communautaires: entre les pôles extrêmes d’une adhérence immuable et d’une adhésion volontaire. Ils témoignent donc, bien que souvent dans le registre de l’aliénation et de la violence, du fait que l’existence des communautés politiques n’implique pas seulement une relation à elles-mêmes, principe d’appartenance ou droit de participation à la vie collective, mais un « commerce » mutuel, comme on disait à l’âge classique, c’est-à-dire une reconnaissance externe de l’autre et par l’autre, avec ou sans réciprocité parfaite.

Cette considération est évidemment cruciale pour comprendre en quel sens les États- nations modernes ont dû, pour affirmer leur caractère de communautés politiques « souveraines », non seulement entretenir les unes avec les autres des rapports d’échange et constituer un « droit international » régissant les alternances de la guerre et de la paix, mais construire sur cette double base un « cosmopolitisme » de type nouveau, doté d’une fonction métajuridique. Le « citoyen du monde » (Weltbürger) qui forme la contrepartie de la constitution juridique des États-nations, n’est pas le membre imaginaire d’une civitas ou d’une polis sans extérieur, dont les limites coïncideraient avec l’extension de l’univers, il est au contraire un être de relation, circulant (ou non) entre les territoires et les États. C’est donc sur cette base qu’il faut se demander quelles nouvelles possibilités de reconnaissance, quelles nouvelles violences intérieures et extérieures résultent des transformations contemporaines du « commerce » ou du « droit international », lorsque la circulation des personnes, la dispersion des communautés culturelles, le renversement des flux de population succédant à la colonisation deviennent des phénomènes de masse.

S’il est vrai, par conséquent, que dans   leur rapport au territoire comme à « l’espace politique » plus abstrait qui forme l’horizon de la citoyenneté, il y a toujours cette réciprocité problématique entre appartenance et commerce, être en commun et être en relation, il faut penser l’inclusion et l’exclusion comme les indices d’une instabilité essentielle de la communauté des citoyens, appelant sans cesse de nouvelles « garanties » qui la mettent elle-même en péril, ou du fait que les conditions de possibilité sont toujours infiniment proches de conditions d’impossibilité.

Plus précisément, on peut formuler trois thèses concernant l’inclusion et l’exclusion en général :

– Thèse 1 : Il n’y a pas de procédure institutionnelle d’exclusion sans une règle, que ce  soit une règle de droit ou un dispositif pratique, sociologique. Mais la règle d’exclusion doit être l’envers d’une règle ou d’un système normatif d’inclusion. D’où la portée stratégique des notions d’appartenance et de participation : ce que les politologues appellent parfois avec un cynisme caractéristique l’admission au « club » de la citoyenneté. Il est important de garder   en mémoire cette corrélation des règles (ou normes) d’inclusion et d’exclusion pour ne pas s’imaginer que la violence, omniprésente en ces matières, se situe uniquement du côté de l’exclusion. L’inclusion peut-être tout aussi violente, soit qu’elle prenne la forme de « conversion » ou d’assimilation forcée (en tout cas contraignante, sous peine de « mort sociale »).
– Thèse 2 : Une conséquence en résulte, qui n’a rien de purement spéculatif, mais s’applique quotidiennement dans l’expérience politique : exclusion et inclusion ne décrivent pas tant des règles ou des situations fixes que des enjeux de conflits au travers desquels, en quelque sorte, la citoyenneté « réfléchit » ses propres conditions de possibilité. Si quelqu’un est exclu de la citoyenneté de façon radicale, en particulier au titre de ce que j’ai appelé des « exclusions intérieures », cela ne veut jamais dire qu’il reste simplement au-dehors de la communauté, comme un étranger peut se voir refuser un visa ou une naturalisation. Cela veut dire qu’il est exclu de l’inclusion, autrement dit d’un statut, mais plus profondément d’un pouvoir ou d’une capacité. La formule arendtienne du « droit aux droits » est une réflexion non pas sur l’institution de la citoyenneté, mais sur l’accès à la citoyenneté, ou mieux encore sur la citoyenneté comme accès et comme ensemble de procédures d’accès.[10]
-Thèse 3 : Mais à son tour la considération d’une relation dynamique entre inclusion et exclusion, nous conduit à envisager l’aspect le plus concrètement politique de ce dilemme : celui qui implique l’entrée en scène de sujets et de relations entre des sujets. Les variations de l’inclusion et de l’exclusion ne sont pas des processus impersonnels : ce sont des rapports de forces exercés par des institutions et des appareils de pouvoir sur des sujets individuels ou collectifs. La question qu’ils impliquent n’est jamais seulement de la forme : qui est exclu de quoi (de quelle appartenance, de quels droits) ? Mais toujours aussi de la forme : qui exclut qui (de quoi, d’où) ?

Ici, évidemment, les expériences de la ségrégation raciale et du sexisme acquièrent  une fonction paradigmatique. Si la communauté politique fonctionne comme un « club » dans lequel on peut être admis ou dont on peut se  voir refuser l’accès, il y a lieu de se demander comment ses « membres de droit » ont été cooptés, comment ils ont décidé des règles d’admission, et comment se traduit leur participation active à la préservation de ces règles. Les implications pratiques sont évidentes : pas d’exclusion des femmes de la citoyenneté complète (impliquant l’exercice des responsabilités poli- tiques et professionnelles), ou de certains droits civils, sans la constitution d’une citoyenneté qui a fonctionné (et continue de fonctionner) comme un « club de mâles », dont des individus s’efforcent quotidiennement de faire respecter les règles, en inscrivant l’égale liberté à l’intérieur d’une frontière présentée comme « naturelle », comme « traditionnelle » ou comme « socialement nécessaire ». La même constatation s’applique, mutatis mutandis, aux phénomènes de discrimination raciale et culturelle qui érigent une barrière interdisant à certains êtres humains l’accès à la citoyenneté, ou à la plénitude de   ses droits, qui affectent l’institution politique dans tous les pays du monde, y compris les nations démocratiques libérales.

Tout ceci veut dire que c’est la communauté elle-même qui exclut, non seulement dans la forme de règles et de procédures bureaucratiques, mais dans la forme d’un consensus de ses membres, plus ou moins politiquement « motivé » lui-même. En termes clairs, il faut dire que ce sont toujours des citoyens qui excluent de la citoyenneté et qui, ainsi, « produisent » des non- citoyens de façon à pouvoir se représenter leur propre citoyenneté comme une appartenance « commune». Mais à cette conséquence radicale, qui implique que la citoyenneté en tant qu’exclusion de l’exclusion repose toujours sur une lutte, il faut néanmoins aussitôt apporter deux précisions, sinon deux atténuations. D’abord, le degré de participation des citoyens d’une communauté à l’exclusion des non-citoyens n’est jamais uni- forme : il comporte des degrés et même des exceptions, des protestations ou des transgressions du consensus. Ensuite, la participation  des uns à l’exclusion des autres est rarement directe, mais pour l’essentiel indirecte, déléguée en quelque sorte aux institutions de la citoyenneté qui « représentent » les citoyens ou découlent de leur autorisation – ce qui veut dire aussi que la gestion des exclusions constitue une clause implicite de cette représentation ou délégation de pouvoir. Le plus souvent, nous le savons, dans l’institution démocratique de la citoyenneté, c’est à la loi qu’il appartient de fournir une sanction transcendantale à toute sorte de catégorisations sociales et de procédures administratives, ou de transformer des distinctions culturelles, idéologiques, sociologiques, en règles universelles, « normatives ».

On débouche ici sur un autre aspect de la « conflictualité » inscrite dans l’équilibre instable des processus d’inclusion et d’exclusion. Du fait que la participation des citoyens à l’exclusion des non-citoyens passe par une délégation de pouvoir à l’État, la ligne de démarcation entre les deux types d’hommes est sanctifiée ou sanctuarisée. Mais du fait que l’État et la loi chargés d’opérer la discrimination sont eux-mêmes des autorités fragiles, dont la légitimité peut être contestée, ou la souveraineté vacillante, la règle d’exclusion est exposée en permanence à des usages pervers. On le voit particulièrement dans les sociétés contemporaines où le racisme et la xénophobie ne résultent pas tant de conflits d’intérêts réels entre communautés culturelle- ment ou historiquement étrangères que de mécanismes de projection des angoisses sociales de la majorité. Ce que « demandent » plus ou moins explicitement les nationaux, par exemple, lorsqu’ils réclament un durcissement des mesures d’exclusion dirigées contre les immigrants, ou ce que l’extrême-droite française appelle la « préférence nationale », c’est une assurance a priori contre la discrimination ou la dégradation du statut social dont ils craignent d’être les victimes à leur tour, surtout s’ils sont pauvres ou socialement désavantagés. Il y a naturellement d’énormes différences de degrés dans ces phénomènes, qui ne sont jamais automatiques.

Contradictions de l’universalisme civique (ou civique-bourgeois)

Les considérations précédentes simplifient, sans doute, une réflexion historique complète sur les rapports de la citoyenneté et de l’exclusion. On peut espérer néanmoins qu’elles amorcent un déplacement dans notre façon de comprendre    le « concept du politique », dont la fameuse définition schmittienne comme « distinction de l’ami et de l’ennemi » constituerait à la fois l’une des références obligées et le modèle négatif (Schmitt 1932).[11] Il ne s’agit pas en effet de généraliser ou de mettre à jour l’idée selon laquelle la « distinction de l’ami et de l’ennemi » définirait la spécificité du politique par opposition à d’autres sphères de l’activité humaine, mais plutôt d’expliquer pourquoi, dans des circonstances déterminées, cette distinction en vient à exprimer la totalité des dispositifs qui articulent communauté et exclusion, tout en s’avérant incapable de prendre en considération tout le système de différences qu’elles recouvrent.

Pour préciser ces deux points, je décrirai ce qui constitue, par excellence, le paradoxe de l’anthropologie politique spécifiquement associée au développement de la citoyenneté nationale moderne, que j’appelle aussi, de façon quasiment tautologique, « citoyenneté  bourgeoise ».

1)           Comment expliquer que la citoyenneté moderne, refondée sur des principes universalistes, non seulement ne mette pas fin à toute forme d’exclusion intérieure, mais tende à en créer de nouvelles et à leur conférer une justification elle-même universelle ? Le principe de l’égale liberté pose que, dans les limites de sa propre communauté ou de son « peuple » politiquement constitué, tout individu est l’égal, sinon le semblable, de tout autre, et aucune peut exercer sur un autre une autorité arbitraire. Mais l’histoire des codes civils et des constitutions bourgeoises est celle des discriminations qui ne se fondent pas seulement, sur« l’utilité commune » (suivant l’expression de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), mais sur une mise à l’écart au sein de l’humanité elle-même.

2)           Il faut alors supposer que l’extension de principe des droits du citoyen et leur fondation sur des « droits de l’homme », ne constitue pas seulement une justification pour l’élimination des discriminations (ou pour la lutte en vue de cette élimination), mais aussi paradoxalement une cause de leur reconduction et de leur extension au-delà des limites antérieures, bien que sous une forme nouvelle. Dès lors que des individus ou des groupes ne peuvent être exclus de la citoyenneté en raison de leur statut héréditaire ou religieux, ou de leur origine sociale, ils doivent l’être précisément en tant qu’« hommes» : types humains supposés différents des autres,  ce qui en pratique est presque toujours interprété en termes de supériorité et d’infériorité. La seule explication c’est qu’il y a une corrélation structurelle entre le mode de constitution des communautés politiques modernes « universalistes » (avant tout la nation) et la transformation des différences anthropologiques en général (différence des sexes, différence des âges, différence des capacités intellectuelles, différence  du normal et du pathologique, etc.) en principes d’exclusion, qui confère à « l’humanisme » moderne une teneur intensément contradictoire.

Ceci nous conduit à suggérer qu’il peut y avoir tendanciellement un recouvrement des modèles d’exclusion qui se justifient en termes idéalistes, faisant appel à une définition qui prédestine à la citoyenneté par le « émérite » personnel, et de ceux qui se justifient en termes matérialistes et positivistes, identifiant des caractéristiques physiologiques ou psychologiques qui marqueraient « l’infériorité » des capacités de certains humains (suivant les époques : femmes, travailleurs manuels, anormaux, étrangers et colonisés ou immigrants). Dans la situation contemporaine, certaines situations d’exclusion illustrent le modèle de « l’état d’exception normalisé » théorisé par Agamben à partir de Schmitt[12], mais d’autres renvoient simplement à une impossibilité de représenter la communauté des citoyens, que ce soit en termes d’intérêts ou en termes de droits et d’obligations réciproques (Nancy 1983).[13] La nation n’est plus un nom incontesté. Elle n’est pas devenue, pour autant – comme naguère la cité ou l’empire – un nom dont on pourrait se défaire, en particulier pour évoquer la « souveraineté » du peuple, donc la démocratie.

Mais la question fondamentale est de savoir si les « acteurs » collectifs de la mondialisation, qu’on pourrait décrire comme des « citoyens à venir » de l’espace cosmopolitique, chercheront majoritairement à la faire évoluer vers un modèle de « gouvernance » transnationale des discriminations et des exclusions, ou au contraire vers un nouvel universalisme aussi « égalitaire » que possible. C’est pourquoi des questions concrètes comme le droit de circulation et de résidence revêtent une portée déterminante pour l’évolution de la notion même du « citoyen ». Ou bien ces droits essentiellement transnationaux sont reconnus non seulement comme des « droits de l’homme » (ce que fait déjà, avec quelques précautions, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948), mais comme des composantes de la citoyenneté politique, ou bien la « gouvernance » néo-libérale se traduit par une relégation et une répression accrue des « nomades » et des populations « diasporiques ». Cela voudrait dire que la souveraineté des États se concentre dans leur fonction proprement policière de contrôle des frontières et des déplacements de populations, en laissant éventuellement aux organismes internationaux et aux ONG le soin de gérer l’énorme problème « humanitaire » que constitue la masse crois- sante de « non-citoyens » qui ne sont, en tant que tels, ni d’ici ni d’ailleurs.

L’aporie d’une démocratie conflictuelle

J’en viens alors, plus brièvement, au troisième point que j’avais annoncé, et que j’intitulerai : l’aporie d’une démocratie conflictuelle. « Aporie », vous le savez, est un terme philosophique qui désigne un problème dénué de solution définitive, mais non pas dénué de sens. Dès qu’on remet en question l’idée d’une citoyenneté fondée sur le consensus, ou recherchant une forme supérieure de consensus communautaire, on est amené à réfléchir sur les rapports que la démocratie entretient avec la lutte, ou le conflit. Il se peut bien que la notion d’une « démocratie conflictuelle » demeure inéluctablement aporétique, du moins si on l’envisage uniquement d’un point de vue institutionnel. Mais cela voudrait dire, précisément, qu’elle rend possible un exa- men critique du rôle des institutions en politique.

Il convient d’abord de noter, ici, dans la continuité de ce qui précède, qu’il y a une relation complexe entre l’idée d’exclusion et celle de conflit. Beaucoup de formes d’exclusion  sont immédiatement ou potentiellement conflictuelles, dans la mesure où elles engendrent des résistances, des revendications d’égalité et des politiques de répression. Mais d’un autre côté l’exclusion de certains hors de la sphère poli- tique est une façon très efficace de neutraliser le conflit, ou d’en réprimer les formes qui remettent en question la distribution du pouvoir et son utilisation. Provisoirement au moins (mais ce provisoire peut durer très longtemps), elle réduit à l’impuissance ceux qui défient les détenteurs du pouvoir. C’est particulièrement évident lorsque des procédures de ségrégation ou d’apartheid, de disqualification et de surveillance se combinent pour limiter la participation politique aux membres d’une « élite » ou d’une « communauté dominante », soit à l’échelle nationale, soit dans un cadre impérial ou transnational. Ce que l’anthropologue néerlandaise Philomena Essed nomme le « privilège de simili- tude » (preference for sameness), souvent liée au nationalisme et au racisme postcolonial, fonctionne en pratique dans le même sens.[14]

Il ne s’agit pas alors simplement d’écarter de la participation politique des « cas » ou des « sujets » individuels, mais d’exercer une contre- violence préventive, et par conséquent d’inter- dire au conflit social de s’élever jusqu’à la forme politique proprement dite, en le maintenant au niveau de ce que Gramsci appelait la modalité « corporative », la défense des intérêts particuliers.

À ce point se dessinent des questions aussi difficiles qu’importantes, en particulier :
1) la question de savoir comment s’établit la relation entre le conflit et la violence, dans la théorie mais aussi dans l’histoire. Non seulement la répression préventive du conflit est, le plus souvent, elle-même extrêmement violente, c’est- à-dire qu’elle suppose l’utilisation dissymétrique de tous les instruments (policiers, juridiques, idéologiques) de la puissance institutionnelle. Mais elle implique aussi (de façon plus risquée) la manipulation de la violence qui ne peut pas être entièrement évitée, et qui s’expose dès lors à la punition « légitime » (comme on le voit dans la plupart des exemples récents de violences urbaines) ;
2) la question de savoir comment on peut penser et organiser l’exclusion dans  un espace sans frontières, qui n’aurait pas d’extérieur, ou mieux, qui serait pure extériorité, comme c’est le cas de l’espace planétaire à l’époque de la mondialisation du marché, où les Etats tendent, de plus en plus, à se mettre au service de la circulation marchande et des intérêts financiers.

Peut-être est-ce justement dans ces conditions que l’exclusion intérieure doit  se transformer à nouveau en une production  d’« hommes jetables » (Bertrand Ogilvie 2012) ou de « non-personnes » (Alessandro Dal Lago 1999) qui sont exposés en permanence à l’élimination sous une forme ou sous une autre.[15] Dans tous les cas, qu’il s’agisse de manipulation de la violence des exclus ou de leur élimination à travers un processus de dépersonnalisation, c’est la possibilité même de l’action politique qui est neutralisée ou détruite, en remontant du niveau collectif au niveau individuel. C’est pourquoi de telles situations constituent une limite extrême de la démocratie, mais aussi révèlent par contraste que l’essence de la démocratie est d’intensifier la capacité d’action politique pour les citoyens. Et cette intensification passe par  la reconnaissance du conflit, ou mieux encore  de ce que Machiavel appelait le conflitto civile, que je traduis par conflictualité civique (comme on parle de « désobéissance civique », et pas seulement « civile »). Ne nous cachons pas ce- pendant que cette idée est extrêmement difficile, en particulier en raison de son incompatibilité au moins apparente avec celle de la légitimité des institutions (qui inclut leur légitimité démocratique).

Si on renonce à l’idée que la démocratie en tant que régime de citoyenneté active peut reposer sur l’ordre, ou le consensus, ne faudra- t-il pas, alors, aller jusqu’à soutenir que la démocratie – selon l’expression fameuse de Max Weber – est essentiellement une forme de « pouvoir illégitime » ?[16] Je crois que c’est bien le cas, et c’est ce que je vais essayer de justifier. Force est en effet d’admettre que tout conflit politique effectif comporte un élément d’illégitimité. Et  si la démocratie et le conflit entretiennent une relation constitutive, qui va au-delà de la notion « libérale » de pluralisme, ou plutôt qui la pousse à la limite et oblige à en tirer les conséquences, il faut dire que la démocratie est, en un sens bien délimité, un « régime de pouvoir illégitime » (ce qui est une autre façon de dire qu’elle n’est pas un « régime » dans le même sens que d’autres). Peut-être n’est-elle pas du tout un « régime », mais seulement un processus, avec ses avancées et ses reculs, ou comme disait Claude Lefort commentant la portée mondiale des mouvements insurrectionnels pacifiques en Europe de l’Est, dans les années 80, une « invention » permanente.

Telle était aussi la thèse esquissée par Max Weber, en différents passages de son ouvrage posthume, inachevé, Economie et Société. D’un côté Weber définit formellement la « légitimité » (Geltung) d’une domination ou d’un pouvoir quel qu’il soit comme la probabilité (Chance) de se faire obéir, ou de voir ses « commandements » exécutés ou son « autorité » respectée (ce qui vaut, en particulier, pour l’autorité de la loi).

Cette définition est déjà d’essence conflictuelle ou agonistique, puisqu’elle suggère que la légitimité résulte d’un équilibre instable entre des tendances à l’obéissance et des tendances à la désobéissance (ou, si on la considère en extension, comporte une proportion déterminée de « cas » d’obéissance et de « désobéissance »). Pour que le mot ait un sens, il faut évidemment que les premiers soient prévalents (ou « normaux ») et les seconds résiduels (ou « exceptionnels »). Mais le propre d’une relation de ce genre est qu’elle peut se trouver renversée dans certaines circonstances, où l’exception devient la règle. C’est pourquoi une telle définition s’inscrit dans une tradition « réaliste » ou « pragmatique », où figurent aussi des penseurs comme Spinoza, ou plus près de nous comme Foucault, pour qui tout « pouvoir » est un rapport instable à des « contre-pouvoirs » ou à des « résistances », dont il se sert pour se renforcer, mais qui peuvent aussi, dans certaines circonstances, l’emporter sur lui et engendrer une autre figure institutionnelle. Mais ce n’est pas tout, car Weber – on le sait – inscrit cette définition formelle dans une typologie historique des formes de domination qui est aussi une problématique de la modernisation des sociétés politiques. On relèvera à  cet égard l’importance du type qu’il appelle « bureaucratique », non seulement parce qu’il l’associe au développement du droit et de l’économie capitaliste (qui généralise le « calcul rationnel » du coût et des bénéfices des actions individuelles ou collectives), mais parce que son présupposé est typiquement « l’ignorance du peuple », qui – le plus souvent sans le savoir lui-même – délègue aux experts sa capacité d’apprécier la réalité (quitte à se révolter, le cas échéant, contre les conséquences de leurs décisions). Même si cette coupure est compensée par des systèmes d’éducation et de recrutement « méritocratique » des experts, ou encore par la publicité de leurs délibérations (d’ailleurs très inégalement observée), il doit subsister un élément de contradiction entre le sens « égalitaire » de l’idée de démocratie, et les caractéristiques « oligarchiques » de l’expertise, ce qui permet  à la fois de comprendre que les citoyens se soumettent « normalement » à la bureaucratie d’État, et que dans des situations de crise, de méfiance populaire et de délégitimation des pouvoirs établis, ils recréent du conflit en rejetant « irrationnellement » l’expertise qui prétend incarner la rationalité.

Surtout, il faut ajouter aux notions précédentes la description – en partie historique, en partie allégorique – d’une démocratie comme « domination illégitime » du peuple (ou de la masse du peuple), que propose Weber dans son interprétation de l’histoire des cités-États. Cette description repose implicitement sur l’interprétation que Machiavel avait proposée dans ses Discours sur Tite-Live de la place et des actions de la « plèbe » ou du « popolo minuto » : à la fois menace réelle pour le monopole du pouvoir politique dans les mains de l’oligarchie ou « patriciens », et positivement construction d’un contre-pouvoir qui fait barrage contre la tyran- nie d’une minorité. En effet, pour Machiavel, le petit peuple ne cherche pas à exercer lui-même le pouvoir, mais seulement à « ne pas être dominé » ou opprimé. Ce qui implique de remettre en question les structures de domination, et pas seulement les privilèges de ceux qui en bénéficient. On a eu des échos très clairs de cette idée dans un mouvement comme Occupy Wall Street, et peut-être – je ne suis pas vraiment compétent pour en discuter, mais je souhaite en apprendre davantage à l’occasion de mon  séjour ici – à l’occasion de mouvements comme le « printemps arabe » ou le « printemps érable ». Du point de vue de Weber, l’histoire du « conflit civil » dans les cités italiennes et antiques illustre a contrario les implications de son concept de légitimité : une domination qui, en tant que telle, ne peut exclure la désobéissance (ou dont les lois ont autant de chances d’être obéies que défiées, discutées, transformées)  est par définition « illégitime ». Ce qui revient,   de façon risquée, à introduire dans l’idée même de démocratie un élément de citoyenneté « anarchique » qui serait pourtant la condition de possibilité de son institution. Un tel élément    est évidemment ce que le constitutionnalisme libéral tente toujours d’exclure ou d’ignorer, de même qu’il tente d’exclure l’idée de la désobéissance civique collective, ou de la ramener dans les limites plus ou moins étroites d’une « objection de conscience » individuelle. C’est la manifestation périodique ou permanente, ouverte ou latente, d’une conflictualité qui ne se réduit pas aux règles de la représentation ou de la communication, en excès par rapport à tout consensus, qui pousse l’agonisme ou la conflictualité au- delà des limites d’un pluralisme « consensuel » ou « cohérent ».

Cet excès qui n’est pas contrôlable a priori serait pourtant la condition de l’institution de la démocratie, parce qu’il permet aux conflits réels d’entrer dans un cycle de légitimation et de délégitimation du pouvoir. On voit qu’il s’agit d’une formulation remarquablement réaliste, mais aussi très ambivalente : elle traduit à la fois une admiration pour les révolutions ou les insurrections, et une mise en garde contre les dangers de déstabilisation de l’État inhérents à la démocratisation radicale qui libère les forces antagonistes. On retrouve ici une idée avancée par Chantal Mouffe dans The democratic Paradox : la démocratie est une forme paradoxale de la politique, parce qu’un « agonisme » pur est d’une certaine façon intenable.[17] Ce que de tels auteurs (parmi lesquels il faudrait aussi inclure Arendt, en raison de sa réflexion sur la fonction constituante de la désobéissance civique, et sur les risques qu’elle comporte) cherchent à inscrire dans la citoyenneté elle- même, ce n’est pas une complémentarité du conflit (ou de la lutte) et de l’institution (ou de l’ordre), mais plutôt une immanence de chaque terme à l’autre, obligeant à les définir dialectiquement, chacun par son contraire : tout conflit peut être subsumé sous une institution, mais toute institution est le site potentiel d’une insurrection à venir.

Chez Foucault, dont les théorisations inachevées doivent ici nous intéresser au plus haut point, les choses sont plus compliquées. Dans les années 1970, il était parti d’une présentation purement « agonistique » appliquant l’idée de la politique comme métamorphose de la guerre (ou « continuation de la guerre par d’autres moyens ») à toute sorte de sphères de « pouvoir-savoir », également structurées par l’affrontement du pouvoir et des résistances,  des légalités et des illégalités, des instances d’autorité et de transgression, et ne renvoyant   à aucun « pouvoir arbitral » ultime. Mais non par hasard sans doute, il a ensuite évolué vers une problématique plus générale de la « gouvernementalité » : celle-ci, significativement, s’exerce à la fois au niveau de l’individu et au niveau collectif d’un « social » qui inclut l’État, mais
ne peut jamais être absorbé dans son monopole de pouvoir. Dans cette nouvelle conception, il semble que la conflictualité « pure » – pensée   sur le modèle de la guerre – n’a plus sa place.[18] Cela correspond aussi à l’idée que la forme sous laquelle nous identifions un élément de conflit constitutif de la politique est toujours indirecte : c’est à travers l’analyse de la transformation des rapports de pouvoir par les résistances qu’elles induisent, et qui sont nécessaires à leur constitution même, que nous identifions ce qu’il est arrivé à Foucault d’appeler « le bruit de la bataille » (Surveiller et punir, 1976). Tel est sans doute le fond de sa position : le conflit est irréductible, mais il n’est jamais « pur » ou « absolu », hors de toute règle ou de tout « jeu ». C’est pourquoi les sujets comme les sociétés oscillent entre des moments de pluralisme, ou de reconnaissance des différences, et des moments de normalisation, qui imposent des modèles de conduite homogènes, contraignants.

Notre discussion ne nous permet donc pas de sortir de l’aporie. Nous n’avons découvert aucune possibilité miraculeuse d’identifier l’institution et le conflit, ou de ramener l’un sous l’empire de l’autre sans le priver, en fait, de son contenu. Il nous faut donc en rester à l’idée d’une « démocratie conflictuelle » qui est comme un horizon reculant sans cesse devant ses propres réalisations.

Mais ceci comporte aussi des leçons positives :
1)           le schème traditionnel de la politique étatique, qui raisonne toujours en termes de « subsomption » juridique, ou légale, d’une matière sociale sous une forme politique (et qui est au fond un schème métaphysique) est inopérant. Le seul dont nous puissions faire usage est celui de l’unité des contraires, ou de l’équilibre aléatoire, oscillant entre les deux pôles abstraits d’une citoyenneté sans conflit civil, et d’un conflit sans institution ;
2)           en discutant cette oscillation interminable qui découle de l’unité des contraires, nous sommes amenés à reformuler et à mieux comprendre la signification des polarités inhérentes au concept du politique : insurrection et constitution, pouvoirs constituant et constitué, luttes sociales spontanées et organisées, etc. Aucune de ces formulations ne recouvre exactement les autres, en particulier parce qu’elles proviennent d’histoires philosophiques distinctes. Cela n’empêche pas qu’elles ont en commun un rapport caractéristique entre le possible et le réel. Dans tous les cas, passer du possible au réel, c’est aussi passer d’une citoyenneté « dispersée » à une citoyenneté « intensifiée » ou « activée », transformer les modalités du conflit, pour lui donner une forme politique ou en faire une « formation sociale » historique.

 


[1] Conférence présentée le jeudi 22 novembre 2012 au Centre Saint-Pierre. L’évènement a été conjointement organisé par le Centre d’études sur le droit international et la mondialisation (CÉDIM) et le secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi (CJF). Il s’agit d’extraits remaniés de mon ouvrage CITTADINANZA, Bollati Boringhieri, Torino 2012, inédits en français.
[2]BROWN Wendy : « Neo-liberalism and the end of democracy » (2003) in Edgework, 2005; trad. française dans Les habits neufs de la politique mondiale, Éditions les prairies ordinaires, 2007
[3] ARENDT Hannah : Les origines du totalitarisme (1951).
[4]RANCIERE Jacques : La mésentente: politique et philosophie, Editions Galilée 1995
[5] BALIBAR Étienne : La proposition de l’égaliberté, PUF Paris 2010
[6] Article paru dans Annales. Histoire, Sciences Sociales,61e année – n° 4, juillet-août 2006, « Penser la crise des banlieues ».
[7] WACQUANT Loïc : Parias urbains : Ghetto, Banlieues, État, La Découverte, 2006.
[8] FRAISSE Geneviève : Les deux gouvernements: la famille et la cité, Gallimard Folio 2001.
[9] DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix : Mille Plateaux (Capitalisme et Schizophrénie, II), Éditions de Minuit, 1980 ; GALLI Carlo : Spazi politici, Il Mulino, Bologna 2001.
[10] Van Gunsteren, A Theory of Citizenship, Organizing Plurality In Contemporary Democracies, Westview Press, 1998)
[11] SCHMITT Carl : Der Begriff des Politischen 1932 (trad. Fr. La notion de politique, Calmann-Lévy, préface de Julien Freund).
[12] AGAMBEN Giorgio : État d’exception, Éditions du Seuil 2003.
[13] NANCY Jean-Luc : La communauté désœuvrée, Éditions de Minuit, 1983
[14] Understanding Everyday Racism: An Interdisciplinary Theory (SAGE publications, 1991)
[15] OGILVIE Bertrand : L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Editions Amsterdam, Paris 2012 ; DAL LAGO Alessandro : Nonpersone : l’esclusione dei migranti in una società globale, Milano : Feltrinelli, 1999
[16] WEBER Max : La ville, Préface de J. Freund, trad. par Ph. Fritsch, Aubier-Montaigne, Paris 1982 (traduction autonomisée de la 7ème section du chapitre IX de la deuxième partie de Wirtschaft und Gesellschaft : Die Stadt).
[17] MOUFFE Chantal: The democratic paradox, Londres: Verso, 2000.
[18] FOUCAULT Michel : Naissance de la biopolitique (Cours de 1978-1979) (Seuil-Gallimard 2004).

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