10 décembre 2007

Au coeur du nouveau pluralisme religieux québécois: redéfinir les liens qui nous unissent

Présentation

Le Centre justice et foi (CJF) est un centre d’analyse sociale qui pose un regard critique sur les structures sociopolitiques, économiques, culturelles et religieuses de notre époque. Fondé en 1983, il est animé par des membres de la Compagnie de Jésus et par des personnes laïques, hommes et femmes. Inspiré par la tradition du catholicisme social, le CJF a pour objectif de participer à la construction d’une société fondée sur la justice. Un parti pris pour les exclus est au cœur de son analyse. Son équipe fait donc la promotion d’une citoyenneté active, travaille à la construction d’une société accueillante pour les nouveaux arrivants et dénonce les injustices qui entravent le processus d’intégration sociale. Le CJF s’intéresse particulièrement aux questions inédites que le pluralisme croissant pose à l’identité nationale et aux enjeux du vivre-ensemble. 

L’équipe du CJF réalise cette mission par le biais de ses trois composantes. D’abord par Relations, une revue d’analyse sociale, politique et religieuse qui nourrit la réflexion et fait la promotion d’un projet de société pour le Québec depuis 1941. Ensuite par le secteur Vivre ensemble qui développe, depuis 1985, une expertise sur les enjeux de l’immigration, de la protection des réfugiés et de la « convivance » entre Québécois et Québécoises de toutes origines. Enfin, par le service des Programmes de contacts directs avec le public qui propose des activités favorisant le débat démocratique autour de questions d’actualité – telles les Soirées Relations qui se tiennent régulièrement à Montréal, à Québec et ponctuellement dans d’autres régions.

  

Introduction 

La création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles[1] est une initiative que nous saluons. En abordant son mandat de façon large – comme elle le précise elle-même dans son document de consultation –, celle-ci nous convie à une réflexion fondamentale sur les enjeux de « l’intégration socioculturelle ». Elle nous offre ainsi un important forum démocratique. Plus encore, elle nous donne la possibilité de participer à l’élaboration d’un modèle de cohésion collective qui soit respectueux du droit, tout en étant ancré dans « l’histoire, les institutions, les valeurs et les contraintes » de la société distincte que nous formons en Amérique du Nord. Nous espérons que les travaux de cette commission nous permettront de prendre un recul bénéfique et de « faire la part d’une médiatisation parfois alarmiste de la situation » entourant les pratiques d’accommodements. Ce recul nous permettra surtout de préciser des balises d’orientation « quant à l’avenir des rapports interethniques et au mode d’intégration de notre société » – et ce, en conformité avec les valeurs du Québec « en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire ». Cette commission est donc une occasion importante pour « redéfinir les liens qui nous unissent ».

Cela étant dit, il nous faut mentionner notre étonnement devant le fait que le mandat de la Commission ne fasse pas explicitement mention de la nécessité d’une réflexion spécifique aux enjeux de la diversité religieuse dans notre société. En effet, au cours des derniers mois, au Québec, ce ne sont pas tant les pratiques d’accommodement reliées aux différences « culturelles » en général qui ont suscité de vives frictions, mais bien celles reliées précisément aux différences « religieuses ». C’est donc la diversité religieuse de la société québécoise et le rapport problématique de celle-ci au fait religieux qui sont en cause. Il est essentiel de reconnaître que cela est au cœur de la conjoncture actuelle. 

Nous sommes aussi préoccupés par la prédominance de la question interculturelle par rapport à la question citoyenne dans l’ensemble du document de consultation. Les limites de la vision sous-jacente à l’interculturalisme québécois – et à l’éducation interculturelle qui lui était associée – ont été clairement soulignées à quelques reprises au cours des vingt dernières années. Cela a donné lieu à la proposition de nouvelles formulations du mode d’intégration à la société québécoise – telles que la culture publique commune et, par la suite, la citoyenneté. Or, depuis l’an 2000, aucun suivi gouvernemental à ces propositions n’a été fait. Cette commission doit être l’occasion de tirer quelques leçons de ces processus antérieurs et, surtout, de relancer une réflexion laissée en suspens depuis le Forum sur la citoyenneté et l’intégration (2000).

Le point de vue et les recommandations que nous développons dans ce mémoire s’inscrivent sur l’horizon de la reconnaissance de la diversité religieuse et de la nécessité de réactualiser les modes d’intégration à la société québécoise. Ils sont également animés par la conviction que les croyantes et les croyants, de même que les traditions religieuses, peuvent contribuer de façon positive à la vie sociale et démocratique. C’est pourquoi il nous apparaît important de situer d’emblée nos propos dans le contexte plus englobant du pluralisme – et notamment du pluralisme religieux.

 

1- Un pluralisme constitutif de notre identité

À l’instar de l’ensemble des sociétés modernes, le Québec n’échappe pas aux tensions inhérentes à la reconnaissance d’un pluralisme croissant dont les manifestations sociales, culturelles et religieuses, de plus en plus visibles et affirmées, imposent une reconfiguration des repères de notre identité collective. Des consensus plus ou moins implicites sur la manière de nous définir en tant que communauté historique et politique sont remis en cause. Cette interrogation identitaire crée l’impression d’un brouillage et d’une perte des certitudes partagées qui, encore récemment, semblaient aller de soi et garantir la paix sociale. Une telle conjoncture provoque nécessairement des craintes, des malaises, voire des angoisses. Ainsi chargée d’émotions, elle alimente un sentiment de crise qui peut facilement dégénérer en recherche de boucs émissaires. Les frontières imaginaires du « nous » risquent alors de se replier de manière exclusive. La figure de l’étranger, du différent, de l’autrement croyant peut être vite identifiée comme la source du trouble identitaire qui nous assaille.

Devant le danger d’une telle dérive, il est essentiel de rappeler que si le Québec d’aujourd’hui constitue une société pluraliste, ce n’est pas d’abord « à cause des immigrants ». Par la présence autochtone, le pluralisme ethnoculturel est inscrit dès l’origine du Québec. À travers le protestantisme et le judaïsme, un pluralisme religieux traverse depuis longtemps son histoire. Toutefois, ce sont certainement nos choix collectifs élaborés dans la foulée de la Révolution tranquille que nous sommes aujourd’hui invités à revisiter. 

En effet, notre option prise au tournant des années 1960 pour une société de plus en plus inclusive et tolérante – donc « explicitement » pluraliste – ne s’est pas faite en premier lieu sous la pression de l’immigration. Elle s’inscrivait plutôt dans un vaste projet de redéfinition et d’affirmation de ce Québec pluriel depuis toujours qui, avec la Révolution tranquille, commençait à déconstruire le mythe de son unanimité « tricotée serrée ». Dès lors, l’élargissement d’un espace public favorisant le débat entre citoyens de différentes orientations idéologiques, culturelles et politiques, l’apprentissage laborieux d’une coexistence respectueuse entre croyants et non-croyants de même que l’affirmation progressive des conséquences de la liberté de conscience, de religion et d’expression sont devenus parties prenantes d’une identité québécoise en constante évolution. Certes, en s’accentuant au fil des ans, l’immigration a davantage complexifié la donne. Elle nous pose donc le défi particulier d’adapter continuellement nos politiques d’accueil, d’intégration et d’harmonisation dans le cadre plus large d’une délibération politique et sociale. Toutefois, nous serions tous perdants si, mal avisés par un sentiment de panique devant ce défi, nous cédions à la tentation – au demeurant bien illusoire – de la crispation identitaire. De fait, la reconnaissance du pluralisme comme dimension constitutive de la richesse de l’identité québécoise est un acquis fondamental de la Révolution tranquille dont nous bénéficions tous.

À cet égard, il peut être éclairant de nous représenter l’identité collective comme un grand fleuve traversant le territoire de notre histoire. Ce fleuve, qui possède une source en amont, est alimenté par une diversité d’affluents tout au long de son parcours. Sans jamais perdre son lit, il draine tout un réseau fluvial qu’il intègre à son propre cours. Il en tire sa puissance pour avancer et se maintenir dans son chenal. Cette pluralité d’apports contribue à la qualité de ses eaux et à la force de son courant qu’il est impossible d’arrêter et encore moins de refluer. Comme l’évoque cette allégorie, il nous apparaît que la diversité croissante des origines et le pluralisme des horizons sociaux, culturels et religieux sont constitutifs, de principe et de fait, de l’identité québécoise. Mieux encore, ils l’alimentent et la maintiennent dans son cours qui, de manière irréversible, s’avance vers le large. Et puisqu’on « ne se baigne jamais deux fois dans les mêmes eaux d’un fleuve », il nous faut périodiquement reformuler nos réponses aux deux grandes interrogations politiques des démocraties modernes : « qui sommes-nous » et « que voulons-nous être ensemble »? C’est à travers cette exigeante mais stimulante délibération politique que se maintiendra, au Québec, la vitalité d’une identité collective dont le pluralisme est la condition sine qua non.

2- Un modèle québécois d’intégration

Plus concrètement, c’est autour du concept de « l’interculturalisme » que la société québécoise a voulu développer son approche du pluralisme et de la diversité. Ce modèle – comme nous le savons – s’est élaboré en opposition à celui du multiculturalisme canadien. En effet, la perspective d’une communauté sociale et politique construite à partir d’une mosaïque de regroupements culturels n’a jamais constitué la vision dominante au Québec – bien que certains courants multiculturalistes y existent aussi. Au cours des années 1980, l’interculturalisme a donc inspiré plusieurs initiatives de rapprochements interculturels qui avaient pour but de favoriser la connaissance de la diversité des pratiques culturelles vécues par les personnes vivant au Québec et de permettre un enrichissement mutuel des citoyens. L’éducation interculturelle a joué un rôle prépondérant dans la poursuite de ces objectifs qui demeurent toujours pertinents. Comme en témoignent les récents débats sociaux, une meilleure connaissance de la diversité demeure un défi toujours actuel. 

Cependant, l’interculturalisme, lorsqu’il se réduit à la connaissance de l’autre et aux apports mutuels, est insuffisant. L’intégration requiert aussi un processus de définition d’une appartenance commune à la société, de même que la mise en œuvre des conditions pour une participation réelle de toutes les personnes à cette vie collective. Des réponses permettant d’enrichir le modèle d’interculturalisme ont été apportées, au fil des ans, particulièrement à travers les notions de culture publique commune et de citoyenneté.

2.1- Une culture publique commune

À la fin des années 1980, le Centre justice et foi – plus particulièrement son directeur de l’époque, Julien Harvey, s.j. – avait proposé la notion de culture publique commune comme base de discussion à la délibération politique portant sur l’intégration dans la société québécoise. Le choix du terme « culture » (au lieu de « cadre de référence », « espace civique », etc.) voulait manifester le caractère dynamique et évolutif de cette référence englobante et partagée.

Lors d’une consultation du Conseil des relations interculturelles en 1996, le CJF[2] insistait d’ailleurs fortement sur l’élaboration de cette culture publique commune en rappelant qu’elle ne pouvait être de l’ordre d’un « contenu figé ou définitif » ni d’un « donné arrêté ou négocié une fois pour toutes ». Nous réagissions alors à une tendance voulant établir une liste exhaustive et permanente des éléments la composant, de même qu’au risque que cette culture publique commune ne s’identifie, dans les faits, qu’à la culture du groupe majoritaire.

Dans la délibération politique que nous amorçons par le biais de cette commission, il peut être utile de s’appuyer sur cette notion de culture publique commune pour repréciser ce qui nous semble important de transmettre – autant aux plus jeunes générations qu’aux nouveaux arrivants. Il s’agit d’abord, bien sûr, de l’expérience historique de la société québécoise (pensons aux événements passés tout autant qu’aux acquis sociaux réalisés grâce à des luttes et des mouvements politiques). Cette histoire est donc nécessairement conflictuelle et n’a rien à voir avec certaines idéalisations du « bon vieux temps » qui ne servent qu’à alimenter la nostalgie d’une mythique identité consensuelle. Cette culture publique commune est tissée également à partir des valeurs et des institutions qui caractérisent le Québec. L’occasion nous est offerte d’actualiser cet héritage et de susciter une solidarité de tous autour de balises nécessaires au vivre-ensemble. Parmi ces dernières, nous pouvons déjà identifier, entre autres, que le Québec forme une société francophone et pluraliste, fondée sur les principes de la démocratie. Il est un État de droit et laïque. Sa culture politique privilégie la résolution pacifique des conflits, une liberté individuelle conjuguée à la solidarité et à la justice sociale, l’égalité fondamentale entre les hommes et les femmes, le respect des droits des minorités, etc.[3] Bien sûr, ces balises sont largement constituées de valeurs et de principes universels – ce qui est tout à notre honneur! Ainsi, ce qu’il faut surtout « transmettre », c’est plutôt notre manière québécoise d’incarner l’universel. Comment avons-nous procédé, au Québec, pour mettre en place la société moderne et démocratique que nous sommes devenus? Par quels chemins spécifiques, par quels processus particuliers, à travers quels types d’institutions, de débats, de conflits, de luttes et de mouvements sociaux en sommes-nous venus à rendre concrets et effectifs, au fil de notre parcours historique, ces idéaux qui nous dépassent? C’est certainement à travers la multiplication des lieux de transmission de cette manière québécoise d’incarner l’universel que la notion de culture publique commune pourrait prendre consistance. 

Par ailleurs, la réflexion sur cette culture publique commune s’inscrit également dans une perspective encore plus large qui est celle de la citoyenneté. Cette dernière renvoie aux conditions sociales et économiques qui permettent et favorisent la pleine participation des personnes à la vie collective. Alors que la conjoncture mondiale actuelle – à laquelle le Québec n’échappe pas – est marquée par une obsession sécuritaire se conjuguant à une montée du néolibéralisme et du conservatisme, il est important d’éviter le piège d’aborder l’enjeu de l’intégration uniquement en termes de protection identitaire ou selon une logique de devoir individuel. C’est pourquoi il nous apparaît clair que l’intégration à la société québécoise se joue aussi, dans une large mesure, sur le terrain socio-économique.

2.2- Une citoyenneté sociale et économique

C’est collectivement que nous portons la responsabilité de favoriser une participation active de tous à l’espace citoyen. La réalisation effective du principe d’égalité exige un engagement constant de l’État et des acteurs sociaux en faveur d’une véritable démocratie sociale et économique. Ce défi nécessite donc un effort particulier de nos institutions publiques et la volonté politique d’intervenir par rapport à ce qui est susceptible de marginaliser des individus et des groupes. Ce défi demande également à l’ensemble de notre société de demeurer vigilante dans sa lutte contre toutes les formes de discrimination et de stigmatisation – notamment celles liées à ces phénomènes que le document de consultation de la Commission place sous le terme « d’hétérophobie ».

Le processus d’intégration citoyenne s’enracine d’abord dans l’accessibilité des mesures étatiques d’accueil et de soutien des nouveaux arrivants (au cœur desquelles se trouvent, au premier chef, les programmes de francisation qui sont encore déficients et ont même connu un net recul sous le gouvernement actuel). Selon nous, cette intégration socio-économique se fonde de manière cruciale sur le développement de politiques d’accès à l’emploi et de lutte à la discrimination et au racisme – particulièrement en milieu de travail. À cet égard, les difficultés de plusieurs personnes immigrantes – et particulièrement celles d’origines arabomusulmanes – à intégrer le marché du travail sont fort préoccupantes. De plus, beaucoup de nouveaux arrivants attirent notre attention sur les obstacles qu’ils rencontrent pour faire reconnaître leurs compétences et expériences acquises dans leur pays d’origine.

Cela n’est toutefois pas qu’une problématique spécifique aux personnes immigrantes. Elle nous concerne tous, puisque les conditions socio-économiques et le niveau de vie conditionnent directement l’intégration et la capacité de participation citoyenne. Lorsque la précarité et la marginalisation génèrent des frustrations et des insécurités, elles risquent d’alimenter – autant chez les nouveaux arrivants que chez les membres de la société d’accueil – des replis ou des crispations identitaires délétères pour le lien social et la vitalité démocratique.

Nous recommandons :

1) Que la Commission, à la lumière de tout ce qu’elle aura entendu lors de ses audiences, propose une actualisation de la définition de la culture publique commune et de ses balises, de même qu’elle identifie des lieux de transmission de notre manière québécoise d’incarner l’universel. Que ce chantier d’actualisation et de transmission soit présenté comme une tâche à laquelle la société doit être régulièrement conviée.

2) Que le gouvernement reprenne la réflexion collective sur la notion de citoyenneté, qui a été suspendue depuis l’an 2000, afin d’inscrire l’interculturalisme dans une perspective plus large de citoyenneté.

3) Que le « contrat moral », qui est un élément original de la politique d’immigration de 1991, soit reformulé afin de rendre plus explicite les éléments suivants : la condition sine qua non que constitue le pluralisme pour notre société; les engagements de la société québécoise à l’égard des nouveaux arrivants pour assurer leur pleine participation à la vie collective; les éléments à partir desquels nous souhaitons voir se construire l’appartenance à la société québécoise. Que soient également développés des mécanismes d’utilisation du « contrat moral ».

4) Que le gouvernement investisse des fonds autonomes – en plus de ceux qu’il reçoit du gouvernement fédéral à travers l’Entente Canada-Québec – pour la consolidation, l’adaptation et le développement des programmes d’intégration destinés aux nouveaux arrivants. Et que cet investissement se conjugue avec la concrétisation d’une politique globale de lutte à la pauvreté et d’intégration sociale de tous.

5) Que le ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration procède à la mise en œuvre d’une politique de lutte contre toutes les formes de discrimination et de racisme sur laquelle il a déjà consulté la population. Que des ressources soient prévues pour son application et son évaluation rigoureuses.

 

3- État de droit et vitalité du politique

Notre régime de droits est l’un des piliers de notre démocratie. Il est également un élément essentiel à la réalisation d’une citoyenneté pluraliste. La Charte des droits et libertés de la personne du Québec, avec ses protections et garanties individuelles et sociales, est donc constitutive de nos valeurs et de notre projet de société. Le débat actuel montre bien l’importance de rappeler les acquis dont nous bénéficions grâce à ces outils juridiques que nous nous sommes donnés.

Par ailleurs, il est nécessaire d’intervenir pour mieux assurer la réalisation effective de ces droits et de ces valeurs fondamentales qui sont au cœur d’une société libre et démocratique comme la nôtre. Pour ce faire, il nous semble important de multiplier les lieux permettant aux citoyens de se les approprier. Compte tenu que plusieurs décisions concernant les pratiques d’accommodement mettent en jeu plus d’un droit, il serait aussi souhaitable d’approfondir davantage l’implication des notions d’indivisibilité et d’interdépendance des droits dans l’application de la Charte et qu’on y réfère plus clairement dans la jurisprudence. 

De plus, il nous apparaît que les préoccupations exprimées par la population quant à un projet de société qui tienne compte à la fois des libertés individuelles et des enjeux collectifs devraient aussi se refléter dans l’organisation des droits au sein de la Charte. Concrètement, cela appelle à renforcer la portée juridique des droits économiques et sociaux inscrits dans la Charte québécoise afin d’assurer leur reconnaissance effective.

3.1- L’accommodement raisonnable

Malgré la confusion qui règne dans le débat public entourant la notion d’accommodement raisonnable – et notre préférence spontanée pour toutes les mesures prises sous le mode de ce que la Commission nomme « l’ajustement concerté » qui se détermine dans la « sphère citoyenne » – nous voulons néanmoins réitérer l’importance d’un tel « outil » juridique au sein des Chartes canadienne et québécoise. En effet, l’existence d’un devoir d’accommodement est un incitatif pour les institutions afin que celles-ci trouvent des solutions appropriées aux demandes de pleine reconnaissance du droit à l’égalité faites par les personnes qui fréquentent leurs établissements ou leurs services. L’accommodement raisonnable représente aussi un garde-fou pour s’assurer que cet accès à l’égalité ne repose pas seulement sur le bon vouloir des gestionnaires. Cette mesure, enfin, nous semble importante parce qu’elle constitue un des éléments favorisant la participation, l’intégration et l’appartenance des nouveaux arrivants aux institutions communes et à la vie collective. 

Par ailleurs, nous tenons à soulever deux points relatifs aux balises régulatrices en matière de mise en œuvre des accommodements raisonnables. Le premier concerne la notion de contraintes excessives qui limite de façon très générale leur faisabilité. Ces contraintes excessives, assez faciles à déterminer dans le cadre d’une entreprise, recouvrent des réalités plus complexes dans le cadre d’institutions et de services publics. Il serait utile que chaque institution puisse identifier les éléments de contraintes excessives pertinents en fonction de la mission qui est la sienne. Notre second point a trait à la nécessité que la décision d’accommodement raisonnable faite à la demande d’un individu soit traitée par les institutions comme un cas spécifique. Aucune généralisation d’accommodement individuel ne devrait être faite sans qu’un débat préalable et un processus de décision réfléchi ne soient menés au sein des instances démocratiques des institutions concernées. 

Finalement, nous tenons à formuler notre désaccord devant la terminologie pratiques d’harmonisation culturelle mise de l’avant par la Commission. Ce terme ne reflète nullement l’intention première des dispositions d’ajustement concerté et d’accommodement raisonnable qui est de contrer l’effet discriminatoire d’une mesure quelconque et de mettre en œuvre le principe d’égalité. Il ne rend pas compte non plus de la réalité de l’exercice citoyen ou juridique sous-jacent.

3.2- L’enjeu des rapports hommes/femmes

Un des aspects particulièrement sensibles du récent débat sur les accommodements raisonnables a trait aux rapports entre les sexes. À l’instar d’autres sociétés occidentales, le Québec a progressivement fait de cette égalité un des principes non négociables de sa culture démocratique et civique. Bien qu’elle ne soit pas encore pleinement réalisée dans les faits – et donc que la lutte pour l’incarner de manière encore plus authentique doive se poursuivre avec vigilance et fermeté –, il n’en demeure pas moins que cette égalité entre les hommes et les femmes représente une de nos valeurs les plus fondamentales.

Acquise de haute lutte grâce aux efforts et aux batailles du mouvement des femmes, la reconnaissance de ce principe est encore récente. Remontant à peine à quelques décennies, elle demeure partielle. Sa mise en œuvre effective reste toujours fragile et limitée en de nombreux secteurs de notre société où règnent, entre autres, des discriminations systémiques. En outre, cette égalité est puissamment déniée, autant dans les faits qu’en principe, par une culture machiste et des structures ou des institutions patriarcales qui, ici comme ailleurs dans le monde, sont loin de s’affaiblir. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que des craintes se manifestent, en ce domaine, chez de nombreux citoyens et, a fortiori, chez de nombreuses citoyennes.

C’est pourquoi nous croyons que la Commission doit s’attarder particulièrement à bien définir des balises spécifiques à ce sujet. Il ne s’agit toutefois pas ici d’instrumentaliser l’analyse féministe pour stigmatiser de manière démagogique des traditions religieuses ou des cultures. En effet, en plein débat sur les accommodements raisonnables, il serait trop facile – et certains ne s’en privent pas – de brandir tout à coup l’argument de l’égalité entre les sexes pour se faire du capital politique. À notre avis, la Commission pourrait plutôt rappeler clairement que l’égalité entre les hommes et les femmes doit être promue par l’ensemble de nos institutions publiques et étatiques et que la poursuite de ce principe est irréversible. Cet impératif incombe à tous les acteurs sociaux et exige une véritable volonté politique. C’est pourquoi ce principe de l’égalité des sexes devrait être au cœur de l’actualisation du « contrat moral » et de la citoyenneté québécoise.

Cette égalité nécessite également une interpellation vigoureuse, une remise en question et un débat au sein des différentes traditions religieuses qui sont malheureusement toutes porteuses, à différents degrés, de discours misogynes et de pratiques discriminatoires à l’égard des femmes[4].

3.3- La revalorisation du politique

Le questionnement actuel sur la place du religieux dans l’espace public implique des choix sociopolitiques qui ne se déterminent pas simplement par le seul recours au droit. S’il va de soi que les réponses à apporter aux défis du vivre-ensemble doivent s’inscrire sur l’horizon des Chartes, il faut également rappeler que le juridique n’a pas pour fonction de se substituer ou d’éluder le rôle du politique.

C’est pourquoi, au centre du présent débat, il nous semble y avoir un appel au « devoir pédagogique » qui incombe aux institutions juridiques, de même qu’aux médias et aux politiciens, pour mieux expliquer et faire comprendre le sens des jugements rendus. Cela est d’autant plus important que nombre de citoyens reprochent aux tribunaux de ne pas suffisamment tenir compte, dans leurs décisions, de l’impact social et des répercussions politiques de leurs jugements.

De plus, le contexte actuel du néolibéralisme contribue malheureusement à une dépolitisation, à une désaffection et à une perte de légitimité du politique. Les élus eux-mêmes abdiquent trop souvent leurs responsabilités devant les forces économiques du marché, laissant le politique être désapproprié de ses fonctions de régulation en vue du bien commun. Ce dernier se réduit alors à un rôle de gouvernance technocratique et peut aussi transformer en simulacre de démocratie des processus de délibération publique dont on réduit ensuite la portée dans les instances décisionnelles. Cette dépolitisation et cette désaffection du politique se traduisent, entre autres, par un individualisme exacerbé et par une difficulté à faire des compromis sociaux au nom du bien commun. La participation sociale et l’expression de la solidarité perdent alors leurs assises; l’intérêt collectif se dissout dans l’intérêt privé. Des crispations identitaires et religieuses – allant parfois jusqu’au fondamentalisme – sont certainement un des symptômes de cette perte de légitimité du politique.

Ainsi, d’une part, il nous semble nécessaire de multiplier et de diversifier les véritables lieux de délibération publique. Le débat actuel et la tenue de cette commission ont le mérite de révéler à quel point notre société tient à ce que les fondements qui président à notre régime de droits soient en dialogue avec notre parcours historique, notre projet de société, nos institutions publiques et nos valeurs. On ne peut maintenir un tel dialogue que si l’on multiplie les lieux démocratiques de prise de parole et de débat citoyen, de même qu’en assurant une représentation équitable des différents groupes sociaux au sein des instances décisionnelles. D’autre part, il est essentiel que les élus prennent pleinement la mesure des décisions et du rôle d’éducation citoyenne qui leur incombent afin que les conditions favorisant le vivre ensemble soient réalisées. Les politiciens et politiciennes ne doivent pas laisser au droit et aux médias la fonction de définir le contour du projet de société auquel aspire la population québécoise.

Nous recommandons :

1) Que soit menée une campagne – à l’échelle du Québec – sur la Charte, les acquis et la portée des droits et libertés qui y sont inscrits, ainsi que sur les limites du droit pour répondre à certains défis inédits de notre société. À plus long terme, nous croyons que le gouvernement devrait donner aux institutions comme la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) les moyens nécessaires pour procéder, sur une base permanente, à une véritable éducation citoyenne aux droits.

2) Que les tribunaux et la CDPDJ soient tenus de développer des mécanismes de vulgarisation des décisions rendues concernant les accommodements raisonnables.

3) Que soit révisée la section des droits économiques et sociaux de la Charte des droits et libertés, afin de lui donner une portée plus contraignante. Il est aussi important de développer une meilleure compréhension de ce que sont l’indivisibilité et l’interdépendance des droits.

4) Qu’une décision d’accommodement raisonnable faite pour un individu soit traitée par les institutions publiques comme une décision individuelle et que toute généralisation de cette décision fasse l’objet d’un débat et d’une décision par les instances démocratiques des institutions concernées qui doivent pouvoir compter sur des ressources compétentes pour les accompagner dans ce processus.

5) Que soit mieux déterminée la teneur des contraintes excessives dans les milieux où l’impact social des décisions d’accommodement raisonnable est important et que ces définitions soient prises en considération par les législateurs.

6) Que la Commission réaffirme clairement la nécessité, pour toutes les institutions publiques, de s’assurer que leur fonctionnement et leurs services soient conformes au principe de l’égalité entre les hommes et les femmes.

7) Que le financement gouvernemental et les programmes d’éducation à la citoyenneté favorisent la multiplication et la diversification des lieux de délibération afin d’assurer une revitalisation du politique.

 

4- L’expression du religieux dans l’espace public

Les acquis découlant du processus de laïcisation du Québec sont fondamentaux et doivent toujours être consolidés. De ce fait, certains déduisent toutefois d’une manière simplificatrice que tout phénomène religieux devrait être confiné « dans le privé ». Or, il faut sortir de cette vision binaire et réductrice. Le religion ne relève pas uniquement de la sphère privée, tout simplement parce qu’elle est une composante de la « société civile » – au même titre que peut l’être, par exemple, une association citoyenne, un parti politique, une organisation philanthropique, etc. En effet, s’il doit y avoir une nette séparation entre l’Église et l’État (ce qui, au sens strict, définit la laïcité), il est impossible – dans une société libre et démocratique – de nier aux croyants leurs droits de s’organiser, d’entretenir une vie communautaire, de manifester publiquement leurs convictions par des discours, des comportements, des signes extérieurs ou encore des pratiques rituelles. Les croyants sont des membres à part entière de la société civile. Les groupes religieux sont des organisations légitimes de cette même société civile. On ne saurait donc demander aux individus de vivre leur foi uniquement « dans le privé », et de faire abstraction de celle-ci lorsqu’ils mettent le pied dans l’espace public ou fréquentent les institutions publiques ou étatiques. C’est l’État et ses institutions qui sont astreints à un strict devoir de neutralité et de laïcité : pas la société civile ni les citoyens.

De plus, pour plusieurs personnes, la religion demeure un des vecteurs privilégiés par lequel s’élaborent les questions de sens, l’éthique du lien social, la responsabilité à l’égard du bien commun et des préoccupations à portée authentiquement universelle. C’est ainsi que les croyants des diverses traditions religieuses présentes dans notre société peuvent légitimement participer à la délibération publique et contribuer à enrichir les principes civiques à la base de la culture commune du Québec. Par cette participation aux débats, le religieux s’ouvre à la raison publique et apprend ainsi à tempérer ses prétentions. Nous sommes convaincus que la meilleure manière de contrer les fondamentalismes est d’éviter de refouler la foi des individus à l’ombre de la sphère privée, là où elle pourrait se soustraire à la critique et à la confrontation avec la raison publique.

4.1- Le principe de la liberté religieuse

En tant qu’organisme enraciné dans la tradition catholique, il nous apparaît pertinent de citer un extrait fort éclairant de la Déclaration sur la liberté religieuse, promulguée par le Concile Vatican II en 1965 : « Le Concile […] déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres » (no 2).

Ce passage énonce des principes fondamentaux qui nous sont chers au Centre justice et foi et qui motivent notre solidarité avec les croyants d’autres traditions religieuses. Plus loin, le texte précise toutefois que « c’est dans la société humaine que s’exerce le droit à la liberté en matière religieuse, aussi son usage est-il soumis à certaines règles qui le tempèrent. […] tout homme et groupe social dans l’exercice de leurs droits [doivent] tenir compte des droits d’autrui, de ses devoirs envers les autres et du bien commun de tous. À l’égard de tous il faut agir avec justice et humanité. En outre, comme la société civile a le droit de se protéger contre les abus qui pourraient naître sous prétexte de liberté religieuse, c’est surtout au pouvoir civile qu’il revient d’assurer cette protection […] » (no 7).

À la lumière de cette déclaration de Vatican II, nous croyons que le principe de la séparation entre les religions et l’État n’abolit pas le droit de cité des religions dans une société démocratique et pluraliste. Il est cependant nécessaire de baliser l’expression publique du fait religieux d’une façon qui soit à la fois respectueuse du principe fondamental de la liberté religieuse, de la liberté de conscience et de la liberté d’expression, tout en honorant pleinement le principe de laïcité de l’État.

4.2- L’expression du religieux dans les différents espaces publics

Les modalités d’expression publique du religieux doivent en effet tenir compte des différents niveaux de l’espace public et de la valeur symbolique qui leur est attribuée. Ainsi, comme nous l’évoquions plus haut, les institutions publiques et étatiques sont différentes de l’espace public délibératif et de la société civile en général. Les institutions politiques sont les dépositaires de la souveraineté politique et de l’autorité morale de l’État. Elles devraient refléter l’esprit de la nation civique et laïque que le Québec est devenu.

Les institutions politiques et leurs assemblées délibérantes élaborent les lois et les politiques qui cherchent à définir et à mettre en œuvre une vision du bien commun. Pour que tous les citoyens puissent être confiants que ce qui s’y dit et ce qui s’y fait tiennent véritablement compte des intérêts de tous les membres de la société – indépendamment de leurs origines culturelles et affiliations religieuses –, il est fondamental que ces enceintes soient neutres. Cet espace – et les différentes institutions affiliées – ont pour vocation fondamentale de permettre à chaque individu de s’y sentir l’égal de tous les autres : il s’agit en cela d’un creuset citoyen forgeant une appartenance commune. C’est pour cette raison que la neutralité se doit d’être plus explicite et assumée dans ce type d’espace. 

Par contre, il est important de préserver, au sein des institutions publiques, le respect des convictions religieuses des individus qui œuvrent, fréquentent ou font appel à leurs services, de même que la possibilité pour ces personnes de pouvoir vivre en cohérence avec leurs préceptes religieux – lorsque ceci, évidemment, n’entre pas en contradiction avec la mission de ces institutions. Ce respect doit donc être pondéré par les droits des autres personnes concernées, les droits reconnus comme fondamentaux dans notre société et les finalités institutionnelles. En cette matière, un soutien étatique et des ressources sont nécessaires pour accompagner les gestionnaires qui, dans la majorité des cas, portent sur leurs seules épaules toute la charge de la responsabilité du discernement et des décisions. En outre, il est important de favoriser l’éducation des jeunes et des citoyens à une meilleure compréhension des phénomènes religieux, et ce dans le but de favoriser le vivre-ensemble. Les programmes proposés doivent se faire de façon respectueuse des traditions religieuses, mais sans visée confessionnelle. En ce sens, le processus de laïcisation de l’école québécoise et l’introduction prochaine du Programme d’éthique et de culture religieuse nous semblent être une avancée aussi fondamentale que nécessaire.

Pour ce qui est de l’espace délibératif, il nous apparaît important que les personnes et les groupes religieux puissent continuer à exprimer des positions cohérentes avec leurs convictions religieuses, en participant ainsi pleinement aux débats qui touchent les enjeux du bien commun.

Finalement, le fait que notre espace social et nos paysages soient marqués par la référence à l’héritage catholique relève d’un rapport à l’histoire que l’on ne peut occulter. Vouloir qu’il en soit autrement, en supprimant toute évocation de ces pans de notre passé, renvoie à une conception radicale de la laïcité qui s’apparenterait au déni. Ces évocations témoignent de notre patrimoine matériel et immatériel, lequel porte la trace d’un riche et profond récit collectif et symbolique. Sans en avoir le monopole, c’est largement à travers le catholicisme que notre société s’est définit pendant des siècle et c’est à travers cette tradition que s’est longtemps incarné, ici, un certain rapport à l’universel. Il serait imprudent et injuste de vouloir enterrer un tel passé, comme s’il n’avait jamais existé. Ce même espace social témoigne par ailleurs, aujourd’hui, de la présence de traditions culturelles, religieuses et humanistes multiples qui ne peuvent en être exclues.

4.3- Expliciter notre modèle de laïcité

Un inconfort perdure au sein de la société québécoise en ce qui a trait à sa manière de comprendre et de définir le type de rapport qu’elle souhaite entretenir avec le fait religieux. Le débat autour de la notion d’accommodement raisonnable est probablement le révélateur de la difficulté que nous avons eue, jusqu’ici, à forger un modèle de laïcité pouvant répondre aux défis contemporains de la réalité québécoise – tout en étant respectueux de l’expérience historique qui nous est propre.

Notre modèle de laïcité est en construction et il demeure inachevé. Le malaise qui prévaut actuellement nous semble découler d’une définition non explicitée du type de laïcité qui est le nôtre, au Québec. L’option pour une « laïcité ouverte » – que nous avons clairement privilégiée en milieu scolaire – traduit pourtant bien l’imagination dont nous sommes capables pour relever les défis qui nous incombent en regard de la diversité religieuse croissante du Québec.

Dans l’opinion publique, on identifie souvent toute expression religieuse à une tentative de retour à une situation politico-religieuse que le Québec a connue dans le passé et dont il s’est affranchi. À juste titre, cet affranchissement apparaît à la majorité de la population comme un acquis à préserver. Dans le Québec actuel, nombre de croyants, à l’intérieur de diverses traditions religieuses, estiment qu’ils peuvent très bien conjuguer leurs convictions de foi avec les exigences d’une société séculière et laïque. Nous n’avons pas raison de croire que certaines traditions seraient intrinsèquement incapables de vivre dans un tel contexte. Les acteurs influents (les décideurs, les médias, les éducateurs, etc.) de notre société on certainement un devoir de s’intéresser aussi aux mouvances progressistes qui œuvrent en ce sens au sein des traditions religieuses. Il serait déplorable que l’une ou l’autre demande excessive entraîne une suspicion généralisée envers des religions et des croyants.

Il faut toutefois donner le temps et les moyens aux nouveaux arrivants qui ne sont pas familiers avec cette réalité afin qu’ils puissent s’adapter. Il faut être compréhensifs à leur égard. Il n’est pas réaliste de leur demander d’assimiler d’un seul coup une laïcité que le Québec a mis des décennies à mettre en place, alors que son élaboration demeure inachevée et qu’elle n’est même pas encore assumée par l’ensemble de sa population.


Nous recommandons :

1) Que soient proposées quelques balises permettant de mieux circonscrire l’expression du religieux dans l’espace public et que les gestionnaires soient accompagnés et outillés dans leur responsabilité de discerner et de prendre des décisions en matière d’accommodements religieux.

2) Que soient reconnues la place des croyants et la contribution légitime des traditions religieuses au sein de la société.

3) Que soit entrepris un processus pour définir explicitement notre modèle de laïcité et que soit identifié le meilleur véhicule (ajout à la Charte? loi? motion de l’Assemblée nationale?) permettant d’inscrire cette définition dans un texte législatif.

4) Que ce modèle de laïcité – tout comme le processus qui l’a fait émerger – soit intégré plus explicitement à notre culture sociopolitique, et qu’il fasse partie des différents programmes d’éducation à la citoyenneté qui s’adressent aux jeunes, aux nouveaux arrivants et aux citoyens en général.

5) Que soient renforcées les mesures relatives à l’éducation à la tolérance, notamment en matière de diversité religieuse. Nous croyons important que le gouvernement réitère rapidement et clairement les orientations privilégiées concernant la laïcité scolaire et le cours d’éthique et de culture religieuse – et qu’à ce titre, il investisse les ressources nécessaires à une meilleure compréhension et réalisation du programme dans tous les milieux.


Conclusion

Les préoccupations qui ont été exprimées de différentes façons au cours des derniers mois, par les citoyens et les citoyennes québécoises, méritaient d’être entendues dans le cadre de cette consultation. Elles sont signes d’un malaise au sein de la société québécoise actuellement. Il y a eu plusieurs interventions concernant la place de la religion dans l’espace public et l’importance de réaffirmer certains choix collectifs. Tout en tenant compte de la complexité des enjeux, nous souhaitons que la Commission puisse faire des propositions courageuses et concrètes au gouvernement alors que nous vivons un moment important dans la formulation d’un projet social pour le Québec.

Nous espérons avoir la chance de reprendre avec vous certains des sujets abordés dans le cadre de ce mémoire lors des journées de consultation que vous tiendrez à Montréal. Nous pourrons alors répondre à vos questions et compléter l’information. Nous réaffirmons en terminant qu’il est indispensable que cette exigeante délibération politique, concernant notre vie en société et notre avenir, ne survienne pas seulement lors d’épisodes de tensions sociales mais qu’elle se réalise régulièrement afin que nous trouvions au fur et à mesure des réponses collectives adéquates aux nouveaux défis qui nous sont posés.



[1] Dans la suite de ce mémoire : « la Commission ».

[2] Centre justice et foi, Pour la convivance dans un Québec pluriel, mémoire présenté au Conseil des relations interculturelles, 1996, p. 8.

[3] Il va sans dire que pour certains immigrants issus de contextes sociaux et politiques totalement différents des nôtres, cette confrontation inédite avec notre culture publique commune basée sur des principes laïques et démocratiques peut représenter, a priori, un véritable choc. Alors qu’ils sont déjà en situation de vulnérabilité et d’insécurité personnelle à cause du processus d’immigration et de ses nombreuses exigences d’insertion sociale, nous demandons en plus, à plusieurs nouveaux arrivants, un effort particulier de décentrement des valeurs et d’adaptation culturelle accélérée. C’est pourquoi un réel soutien et un minimum de patience, de la part de la société d’accueil, sont ici de mise.

[4] Rappelons d’ailleurs que le Centre justice et foi, parmi ses quatre champs privilégiés d’intervention, « fait la promotion de l’égalité des hommes et des femmes dans la société et dans l’Église. Il reconnaît l’importance du mouvement des femmes qui est à l’origine de profondes transformations de la culture contemporaine. Il fait sienne l’analyse féministe qui critique les inégalités, la discrimination et la violence au sein de la société, des Églises et des diverses traditions religieuses » (cf. le dépliant de présentation du CJF).

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Le Centre justice et foi (CJF) est un centre d’analyse sociale qui pose un regard critique sur les structures sociales, politiques, économiques, culturelles et religieuses. Il publie la revue Relations et organise différentes activités publiques, notamment les Soirées Relations. Son secteur Vivre ensemble développe une expertise sur les enjeux d’immigration, de protection des réfugiés ainsi que sur le pluralisme culturel et religieux.

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